17 ans de carrière, une relation conflictuelle avec son pays d’origine. Nadir Moknèche est un cinéaste qui a de la bouteille. De Viva Laldjérie à Goodbye Morocco, le cinéaste est passé par le droit avant de se tourner vers l’art dramatique. Et le voilà à Locarno pour défendre son film Lola Pater, avec en tête d’affiche une certaine Fanny Ardant. Rencontre.
Est-ce que le changement de sexe, le transgénérisme est un acte égoïste ?
Tout acte fort est un acte égoïste. Si on a envie de devenir Président de la République, on va tout faire pour le devenir. C’est un acte personnel et égoïste. On va peut-être faire du mal à quelqu’un, ne pas se comporter comme il faut. C’est quelque chose de très humain. D’aller au plus profond de son désir et avoir l’envie de réussir coûte que coûte. Après, il y a de culpabilité qui arrive. Nous nous posons la question si nous avons fait du mal à l’autre, si nous avons déçu des personnages avec cette envie exacerbée de réussite. Pour moi, c’était ça la véritable démarche. Elle est purement humaine. Il y a ce désir fort de quitter un corps qui n’est pas le nôtre. Je pense à ce désir fort de changer et il y aura de la casse autour de vous. C’est inévitable.
D’ailleurs, je viens de penser à la lettre qu’a écrit Farid. Il parle de ce qu’aurait été leur vie dans un autre monde. La rupture s’est faite dès que l’enfant est né (ndlr : le père déserte le nid familial après la naissance de Zino), la mère avait honte et peur du regard des autres. Ella a préféré qu’il parte sous d’autres cieux plutôt qu’il reste. Il y a cette dimension dans le film, celle du regard des autres. Ce foutu regard des autres qui nous mine et qui parfois plonge des gens dans un enfer. Il y a certes un acte personnel, mais il y a aussi ce monde hostile. Mais il ne se sacrifie pas pour son fils, Farid va jusqu’au bout de son processus.
Dans Lola Pater, il y a beaucoup de sobriété malgré la souffrance qui y règne. Est-ce que pour vous, nous devons souffrir en silence ?
Je suis pour la pudeur. Je suis pour ne pas étaler toutes ses souffrances sur la place publique. Il y a la pudeur de Zino avec sa copine. Sa relation est très pudique, car il ne veut pas embêter les autres avec ses histoires. D’ailleurs, dans les circonstances du film, il n’hésite pas à dire que sa mère est décédée. Il y a aussi de la dignité. Personnellement, l’étalage des sentiments en public est quelque chose qui me gêne. Surtout que nous sommes arrivés à un stade où il est devenu normal de tout étaler sur sa propre vie.
Et vous, Nadir Moknèche, si l’un de vos parents avaient changé de sexe, quelle réaction auriez-vous eue ?
Je me suis projeté dans cette situation pour écrire mon film. J’ai perdu mon père à l’âge de 3 ans. Ca ne veut pas dire que j’ai souffert mais il y a un véritable manque qui sommeille en vous. J’aurais bien aimé avoir un père. Je me suis posé la question si je me serais bien entendu avec lui, s’il aurait été d’accord avec mes démarches. Pis après, j’ai commencé le scénario en me demandant si on m’avait annoncé l’existence de mon père et s’il avait changé de sexe, comment aurais-je réagi ? Première réaction, c’est une réaction « humaine » si je puis dire, c’est le rejet. Non, je ne veux pas d’un père qui a changé de sexe, je veux un vrai paternel. Au final, je me suis rendu à l’évidence qu’il vaut mieux avoir un père vivant en femme, qu’un père tout simplement mort. Pourquoi ? Parce que je préfère la vie.
Nous avons l’impression que le scénario a été écrit de manière morcelée. Comment s’est passé la confection du scénario ?
En effet, il y a beaucoup de versions. Si vous voulez, pour répondre simplement à votre question, il y a eu une étape avec plusieurs versions. Et à un moment donné, j’ai décidé de changer quelque chose. J’étais fatigué d’écouter les uns et les autres, parce que j’aurais préféré que les financiers, par exemple les chaînes de télévision, arrêtent de me baratiner avec le manque de développement des seconds rôles ou des autres détails du genre. Ils n’ont pas osé me dire que le véritable problème du scénario, c’était le fait que le personnage de Farid Lola soit un papa. Il fallait que ça reste dans un milieu interlope. Que ça soit dans le milieu de la prostitution ou dans un cabaret, mais pas qu’il soit papa. Je touchais à la figure paternelle et c’était un problème. J’ai donc décidé de me débarrasser de plein de choses et de travailler sur un nouveau récit. Par la suite, le scénario a encore évolué avec l’aide de Tewfik Jallab dont l’apport a été très intelligent. À chaque fois que nous nous rencontrions, de nouvelles choses apparaissaient. Il était très à coeur dans le personnage. Il a beaucoup nourri son personnage. J’ai beaucoup observé Fanny Ardant pour aussi développer l’histoire. Et à un moment donné, j’ai eu cette réflexion de savoir qu’est-ce qu’on voulait raconter. Je voulais parler d’un lien entre son père et son fils. Comment on va reconstruire ce lien d’amour, avec un papa qui est transsexuel.
En parlant de la genèse du projet, il se dit que vous avez eu l’idée du film en rencontrant une personne transsexuelle dans votre quartier à Paris. Est-ce que son discours coïncidait avec les propos de Lola ?
Non. Les paroles que j’ai recueillies, c’est ce désir profond et fort de changer de corps. Je ne parle pas de cette personne-là en particulier (ndlr : sa rencontre avec un transsexuel en bas de chez lui), mais plutôt d’une autre personne que je rencontrais en boîte de nuit ou dans le métro. Une fois, en parlant de ce désir très fort de changement de sexe, il m’expliquait que pour sortir, il tirait son pénis, il le cachait et le violentait. Et moi ça m’avait fasciné parce que chez la gent masculine, le pénis c’est sacré, on va pas lui faire mal. Après, il y a eu toutes ces expériences et ces rencontres qui ont nourri le film.
J’ai trouvé que vous instauriez les flash-backs de manière très intelligente. On sent une note très personnelle dans ces scènes. Est-ce que vous deviez faire ressortir quelque chose de votre propre vie personnelle ?
Tout est personnel. Je suis comme vous, j’aime les flash-backs, je trouve ça très beau. Là pour moi, c’est une sorte de réminiscence d’un paradis perdu. L’Eden, c’est un paradis perdu. J’aime cette idée de paradis perdu. Le moment où Farid est seul, le moment où il y a cette petite fête familiale, je trouve très beau. C’est une manière de voyager, de se déconnecter avec cette idée en tête de l’Eden. Mais ça ne veut pas dire que le passé est toujours heureux. (rire)
Nous nous appelons THE APOLOGIST. Par conséquent, nous souhaiterions savoir de qui vous voudriez faire l’apologie ?
Je trouve magnifique des gens qui vont jusqu’au bout de leur démarche. Au moins, quand nous sommes sur notre lit de mort, il n’y a pas de regret. Il y a beaucoup de monde. Pour moi, le plus emblématique, c’est Luis Bunuel. C’est un peu facile de citer Bunuel. (il réfléchit et marque un temps) C’est une question très pertinente. Peut-être Jules II, tiens! Mettons Jules II. (rire)