Actrice très connue dans son Québec natal, Anne Dorval (55 ans) est une femme qui jongle entre la petite lucarne, le théâtre, le cinéma et même le doublage. Mais le grand public la connaît avant tout grâce à Xavier Dolan. De « J’ai tué ma mère » au chef-d’oeuvre « Mommy », la popularité de l’actrice québécoise est internationale. Nous l’avons rencontrée en Suisse, à l’occasion de la sortie de Réparer les vivants de Katell Quillévéré. Anne Dorval nous parle de son rapport avec la mort, avec le don d’organes et avec Xavier Dolan. Une rencontre passionnante et chaleureuse.
Propos recueillis par Sven Papaux
Si je prends Mommy et Réparer les vivants, les deux rôles semblent à l’opposé. Mais si on se penche un peu plus sur les caractères des personnages, on trouve un point commun : l’orgueil. Est-ce que vous choisissez des rôles qui vous correspondent personnellement ?
A.D. : Jouer moi-même n’a aucun intérêt. Je fais ce métier pour me transformer, changer de vie en quelque sorte. Evidemment je joue avec ce que je suis. Quand je lis un scénario, quand j’aborde un personnage, j’essaie surtout de choisir mes rôles en fonction de ce que je vais avoir de nouveau à travailler pour ne pas toujours faire la même chose. Mon rôle dans Mommy et celui de Réparer les vivants sont aux antipodes. Bien sûr, ils ont des points communs. En premier lieu, moi comme interprète. Ce sont mes pores de peau qui parlent, c’est ma voix, c’est mon corps qui bouge. Pour moi, ça s’arrête là. Pour vous, il n’y a aucune ressemblance ? Il peut y avoir des points communs, comme plusieurs êtres humains qu’on croise fortuitement. Par contre, ce n’est pas le même milieu, ce n’est pas la même histoire, ce ne sont pas les mêmes enjeux non plus.
Avez-vous lu le livre de Maylis De Kerangal ?
A.D. : Oui, je l’ai lu après avoir lu le scénario. Mais mon personnage dans le livre est très effacé et peu développé. C’était une volonté de Katell Quillévéré de jouer sur les deux pôles, de parler de cette famille endeuillée par la mort cérébrale de leur enfant et parallèlement à ça, de suivre une autre famille qui doit recevoir ce coeur pour pouvoir vivre.
Ne trouvez-vous pas que Claire, votre personnage, semble résignée dès le départ, comme prête à se laisser mourir ?
A.D. : Oui, elle semble résignée, mais c’est une femme qui se pose des questions. Elle a terriblement peur de la mort, peur de l’inconnu. Elle se questionne à propos du coeur qu’elle va recevoir un coeur qui n’a rien avoir avec son propre corps. Elle ne sait pas d’où il vient mais elle sait que ce coeur appartient à un être qui ne devait pas mourir. Il y a une certaine injustice, au départ, et elle profite de cette injustice pour s’approprier et prolonger sa propre vie. Ces questions qu’elle se pose, ce sont des questions que je me suis posées aussi. Comment réagir avec ce nouvel organe ? Ne devrais-je pas laisser aller la Nature ?
La scène où Anne se produit sur scène, sur son piano, nous avons l’impression que c’est le dernier instant de bonheur de Claire (ndlr : le personnage d’Anne Dorval) qui admire une femme qu’elle a profondément aimée… Quel regard portez-vous sur cette relation qui reste effleurée si j’ose dire ?
A.D. : C’est un amour partagé qu’elle a eu. On en parle très, très peu. C’est très mystérieux dans le film mais nous l’abordons un peu. Il y a cette scène où Alice Taglioni (ndlr : Anne) reproche à Claire d’être partie sans rien dire. Claire voulait rester silencieuse à propos de sa maladie, car elle ne voulait qu’on s’apitoie sur son sort. Elle se doutait bien que les jours qui allaient suivre seraient des jours de bonheur. Mais je ne pense pas que ça soit le dernier moment de bonheur pour Claire, je pense que son dernier moment de joie était le jour avant son opération, en présence de son fils. C’est un moment contrasté, où l’un des fils est à ses côtés et l’autre n’est pas encore là mais parvient à avoir un contact téléphonique avant l’intervention. C’est un instant où Claire prend conscience de ce qu’elle a fait de bien durant son existence.
Mais à ce moment-là, ce n’est pas encore certain qu’elle se fasse opérer. Claire donne l’impression de ne pas vouloir de ce coeur. Pourquoi est-elle autant difficile à convaincre ?
A.D. : Est-elle si difficile à convaincre ? Je ne sais pas. Parce que c’est dans ces moments-là qu’on mesure son instinct de survie. Pas tout le monde est égal devant l’instinct de survie. Avant une transplantation, on découvre son courage. On doit se sentir en danger pour découvrir cette force insoupçonnée qui sommeille en nous. Je pense que c’est en regardant son fils une dernière fois, qu’elle ressent cette envie de vivre, de saisir cette seconde chance que la vie lui offre.
Durant la totalité du film, votre regard est vide, vous semblez subir et attendre la mort. Durant la séquence finale, votre regard s’emplit de joie avec ce rayon de soleil qui vous illumine. Comment avez-vous vécu cette scène, à quelle émotion avez-vous fait appel ?
A.D. : J’essayais seulement d’imaginer ce jeune homme qui venait de me (re)donner la vie. L’un disparaissait mais restait vivant dans le corps de l’autre. J’ai repensé à mes bonheurs personnels, aux instants de bonheur que Claire a passé et vécu. Personnellement, j’ai toujours eu peur de la mort, que je pouvais mourir dans cinq minutes. Je sais que j’ai un instinct de survie très développé et ce n’était pas si compliqué pour moi de jouer cette scène. Je me suis projetée et je me suis abandonnée dans mon personnage tout en visualisant ce jeune homme qui me faisait don de son coeur.
Êtes-vous fascinée par la mort ?
A.D. : Bien sûr, c’est totalement inconnu. Personne ne peut nous expliquer ce qu’est la mort. Personne n’est revenu pour nous en parler. Réparer les vivants n’est pas un film sur le don d’organe, pas du tout. C’est un film sur le don de soi, sur le pouvoir de l’être humain et sur la solidarité humaine. Tous ces gens qui s’allient pour prolonger la vie d’une seule et unique personne, c’est assez exceptionnel. Il y a quelque chose de sacré. On ne peut comprendre ce qu’est la mort. Il y a cette opposition et cet accord dans le film qui nous fait accepter le don d’organes et la mort.
Le film a changé votre perception du don d’organes ?
A.D. : Plutôt questionné. Ma vision n’a pas changé mais je m’interroge encore plus. C’est trop mystérieux comme sujet.
J’ai beaucoup apprécié votre alchimie avec Finnegan Oldfield. Y’a-t-il eu un travail en amont ?
A.D. : Je l’adore. J’adore les deux. Finnegan est très généreux. On riait souvent ensemble. Je suis venu quelques mois avant pour qu’on puisse se rencontrer et qu’on fasse des lectures.
C’était presque de l’instinct maternel ?
A.D. : (Rires) J’ai joué un personnage de mère. Je les avais vus une fois avant qu’on débute le tournage, donc on restait un peu intimidés. On jouait une famille alors que nous nous étions vus qu’une fois, mais ça c’est notre boulot de donner cette illusion qu’on se connaît qu’on forme une famille. Mais nous avions l’envie d’être crédibles à l’écran. Notre métier se fait beaucoup dans l’observation, on observe les regards. Malgré moi, je suis toujours en train d’observer les gens et j’enregistre. J’imagine que pour eux, c’est pareil.
Avez-vous déjà eu de la peine à sortir d’un rôle que vous avez joué ?
A.D. : Je ne suis pas comme ça. J’arrive à faire la part des choses, autrement ça serait infernal et il serait impossible d’exercer ce métier. On ne fait ce métier pour souffrir, même si on joue des scènes qui sont parfois très dures. Il y a cette scène où je parle avec mon fils au téléphone avant mon intervention, où Katell Quillévéré m’a demandé de jouer plusieurs versions. De la version très explosive à la version désespérée, j’ai quasiment tout fait. Et au final, Katell Quillévéré a décidé de prendre la version très discrète. Cette version rend mon personnage un peu flottant qui ne déborde jamais, alors qu’il pourrait y avoir des débordements. Elle a voulu garder les personnages en surface, de sorte que nous ne rentrons jamais complètement dans les personnages. Mais j’ai effectué des séquences très torturées et douloureuses qui n’ont pas été gardées au montage. C’est difficile à digérer mais on n’ a pas envie de passer sa journée à pleurer. C’est pas évident mais on s’en sort parce qu’on a envie de rire. J’aime rire! D’ailleurs, j’ai jamais compris ces acteurs qui deviennent fous et qui n’arrivent jamais à se sortir d’un rôle. Il y a pire comme travail.
Êtes-vous plutôt comédie ou drame ?
A.D. : Les deux! Quand j’étais au conservatoire, on me disait que je ne ferais jamais de comédie parce que j’avais pas un physique comique. Je suis très sensible à la langue, j’ai pas de problème à prendre toutes sortes d’accents. J’ai joué beaucoup de classiques au théâtre. De Jean Racine, mon auteur préféré, à Molière en passant par Jean-Luc Lagarce. De la comédie loufoque à l’émission Le coeur à ses raisons, j’explore tout. J’ai refusé de magnifiques rôles, mais ces rôles étaient très dramatiques et lourds. J’avais besoin de jouer dans un registre comique. J’essaie d’équilibrer.
D’ailleurs, vous allez prochainement jouer avec François Damiens, dans une comédie nommée Sivouplééé! prévue pour 2017 ?
A.D. : Non, c’est faux. C’est sorti dans les journaux, je ne sais pas trop d’où ça vient. Il a été question de prendre part à ce projet, mais c’était trop compliqué avec mes horaires. Mais François Damiens aussi ne le fait pas. J’avais été approchée mais j’étais trop prise.
Le grand public vous reconnait grâce au buzz retentissant de Mommy. On vous colle très souvent cette étiquette d’ « actrice fétiche de Xavier Dolan ». C’est une image qui vous dérange ou qui vous amuse ?
A.D. : La première fois que je suis allée à Cannes, c’était avec J’ai tué ma mère, toujours avec Xavier Dolan…
…Mais les gens l’oublient.
A.D. : Mommy a pris tellement de place. J’ai tué ma mère est film d’adolescent. J’ai connu Xavier, il avait 15 ans. Il a fait ça avec son argent de poche, avec les moyens du bord. Il est venu me chercher parce que je faisais beaucoup de télé. Toutes les portes lui étaient fermées parce qu’il n’avait pas fait d’école de cinéma, parce qu’il avait 15 ans. Je me souviens que nous avions tourné une première partie de J’ai tué ma mère et il a montré les premières images aux instances publiques qui donnaient des subventions. C’est une instance gouvernementale provinciale qui a accepté de l’aider pour compléter la dernière partie du métrage. Mais moi, au moment où on le tournait, je pensais qu’il ne sortirait jamais ce film, tellement c’était amateur. Lui savait où il allait mais il n’avait pas ce langage cinématographique, il n’avait jamais tourné. Plus tard, j’ai toujours eu des petits passages dans ses films et après ça, il a écrit Mommy en pensant à moi. Mais l’histoire entre Xavier et moi est assez invraisemblable. Beaucoup de gens se plaisent à m’associer à Xavier Dolan, je comprends, mais il aime beaucoup d’actrices. Bien sûr nous sommes très soudés, c’est devenu le grand frère de mes enfants, il vient trois fois par semaine à la maison, on s’appelle tous les jours et il est très lié à ma famille.
Cette étiquette vous plaît ?
A.D. : Cette étiquette me touche, avant tout. Au Québec, je suis plutôt celle qui lui a donné sa première chance. J’existais avant lui mais je ne suis jamais très loin de Xavier. Pour Juste la fin du monde, les gens me demandaient pourquoi je n’y étais pas, mais c’est moi qui lui ai donné cette pièce. Peut-être qu’il ne l’aurait jamais lue si je n’avais pas été là. J’y suis un peu pour quelque chose et ça me fait plaisir.
Quel qualificatif utiliserez-vous pour définir Réparer les vivants ?
A.D. : Un seul mot : solidarité.