Anna Mouglalis : « Nous sommes dans un monde de prédateurs ! »

Elle est une adepte des rôles d’icône féminine. Anna Mouglalis a prêté ses traits à Coco Chanel, à Juliette Greco ou encore Simone de Beauvoir. Une belle brochette de personnages incarnés par une actrice magnétique, ensorcelante rien que par sa voix légèrement éraillée. Il y avait une certaine pointe de timidité quand elle s’approche de nous, malgré son sourire apparent. Son allure, son regard franc vous transperce et sa voix vous caresse. Elle vous explique son amour inconditionnel pour le cinéma de Tarkovski, et n’hésite pas à vous dire ce qu’elle pense. Femme de caractère qu’elle est. Venue parler de son rôle de Jade dans My Little One de Frédéric Choffat et Julie Gilbert, l’actrice aux racines grecques évoque sa préparation pour ce rôle « beatnikien » et les clés pour bien l’appréhender. Aussi, elle n’hésite pas à parler de ses expériences avec Claude Chabrol ou encore Philippe Garrel.

 

Comment avez-vous atterri dans ce film ?

J’ai été contactée par Frédéric Choffat et Julie Gilbert. Ils m’ont demandé si nous pouvions nous rencontrer à Paris. À cette époque, les deux vivaient aux États-Unis. J’avais déjà lu le scénario, que j’avais trouvé très beau, très fragile, mais cette fragilité était justement l’intérêt du métrage. Durant la rencontre il y a eu une aisance.

Vous dites fragile, mais c’est étonnant venant de vous qui avez l’habitude de camper des femmes fortes, aux caractères bien trempés. Est-ce que, de votre point de vue, Jade est une icône à sa manière ?

Ce que le film montre est une force d’esprit, une incarnation. Contrairement aux deux hommes, elle a vécu et incarné son rêve et son utopie.

Pourquoi un rêve ?

C’est un rêve dans la mesure où elle part dans une revendication qui n’est pas asservie par le travail et le capitalisme. Elle vit dans un mobil-home, chez les Navajos (ndlr : peuple amérindiens). Il y a une tragédie au coeur du film, qui est le sujet, le point de départ. Mais autrement, sur les dix années que Jade vit en marge de la société, bien sûr qu’elle incarne son rêve.

Photo copyright : Agora Film

Pensez-vous qu’une femme telle que Jade a un côté plus courageux qu’une femme telle que Coco Chanel, par exemple ?

Je ne pense pas que ce soit comparable. Bon on sait que c’est toujours compliqué pour les femmes des temps modernes de vivre seule. Mais des femmes comme Simone de Beauvoir ou Coco Chanel sont des symboles pour la gent féminine. La liberté a un prix, bien sûr. Jade, c’est une autre liberté. Jade incarne une liberté entre elle et elle. Le film pose la question de l’éducation, de la liberté parentale. Qu’est-ce qu’il se passe pour les enfants pour assurer dans ce monde ? Des bases fondamentales sont transmises par les parents, mais il est important de pouvoir créer son espace de liberté. C’est compliqué. Si mes souvenirs sont bons, il y a un film qui raconte ça plutôt bien : Captain Fantastic. Ce père de famille en marge de la société, avec ses enfants…

D’une manière ou d’une autre, on se retrouve aspiré par le système. Impossible d’y échapper…

On peut vivre en ermite. De toute façon c’est pas facile, même en étant isolé.

Pour être tout à fait sincère, le film ne m’a pas plu. J’en suis ressorti très déçu. A contrario, votre personnage est intriguant, et semble proche de votre propre personne. Vous disiez qu’au moment où vous avez aperçu votre fille, c’était « un amour immortel ». Dans le film, cet amour transpire à l’écran, comme authentique. Avez-vous juxtaposé votre véritable relation mère/fille à celle du film ?

Ma fille était présente sur le tournage. Elle est complètement inspirée par le cinéma, en restant totalement elle-même. Le plateau est un endroit qui la rend vivante et ma fille est elle-même doublure de Frida dans plusieurs plans. En tant qu’actrice on peut interpréter des choses qu’on a jamais ressenties. Depuis l’âge de 20 ans, je joue des femmes de 40 ans. Alors je ne savais pas ce que c’était d’avoir 40 ans quand j’avais 20 ans. Oui, dans le rapport filial, comment est-ce qu’on se définit en tant qu’adulte. Quand on évoque le mot d’adulte, ça nous vient d’Adultero, qui se traduit par celui qu’on n’est pas. Le film fait écho à cette chanson magnifique de Jacques Brel où en gros il explique qu’il faut du courage pour vieillir sans être adulte. C’est de ça que Jade se nourrit.

Photo copyright : Agora Film

Pensez-vous qu’au milieu de ses pérégrinations, ses actes, sa vie, Jade est comme un mirage, une figure fantasmée pour Bernardo et Alex ?

Je ne pense pas. Ça fait partie de la richesse de la mémoire. Une fois que le temps a fait son travail, ce sont des gens sur lesquels elle peut compter. Le père de sa fille est décédé et elle, étant en mauvaise posture, elle trouve un refuge pour sa fille, avec ces deux hommes. Deux pères par procuration.

Ne serait-ce pas un appel en désespoir de cause, au milieu de nulle part, esseulée et vulnérable ?

Non, c’est l’endroit de l’amour. Après c’est sur les familles électives, avec un drame à la clé. On est également dans une forme d’utopie. Cette solitude est rare pour une femme. On est quand même dans un monde de prédateurs. (Rires)

Entre Bernardo et Alex, il y a un choix qui n’est pas consommé par Jade. On se demande vers qui elle va se tourner, qui préfère-t-elle, etc. D’ailleurs, on court après cette paternité, ne sachant toujours pas qui est le père de Frida…

Aucun des deux. C’est un sioux qui est le père…

Je suis passé totalement à travers…

C’est évoqué dans une scène. Jade effleure le sujet dans une courte séquence. Elle parle d’un cheval et Frida répond que tout le monde roule en 4×4 à présent. C’est à ce moment, et c’est la seule et unique évocation du père, qu’on apprend la véritable paternité. Mais je peux comprendre, la scène… (elle marque un temps)

Je vous écoute…



La scène avait été coupée. J’étais un peu perplexe quand je l’ai appris. On faisait de Jade un personnage qui couchait à droite à gauche. Ensuite deux mecs débarquent et pensent que l’un d’eux est le père. Mais dans le scénario, il était révélé qu’aucun des deux n’était le père. Autrement, Jade devenait un personnage horrible. Il était écrit noir sur blanc que le père était mort dans une rixe et la petite savait très bien qui était son père. On a joué tout ça et plusieurs choses ont sauté au montage. Je n’ai pas vraiment apprécié que cette scène disparaisse. Étant féministe, je ne pouvais pas voir mon personnage comme une fille délurée. Autrement je n’aurais tout simplement pas joué ce rôle. Les garçons sont simplement aveuglés par le désir qu’ils portent à cette femme. Ils évincent la question de la paternité. C’est tout.

J’avais l’impression de jouer faux avec Chabrol…

Frédéric Choffat et Julie Gilbert vous ont donné quelques références pour ce film ? On perçoit quelques ressemblance avec le travail de Jim Jarmusch ou encore Wim Wenders.

On n’a pas parlé de références cinématographiques. Même pas de références littéraires. Le parcours était bien défini par Frédéric Choffat et Julie Gilbert. Ils se sont baladés dans d’autres réserves, avant de jeter leur dévolu sur la communauté Navajos. Après ça, j’ai plongé dans la mythologie Navajos et même dans la médecine Navajos. Je voulais découvrir une autre façon de penser, me plonger dans un autre raisonnement. Ça a été un très beau voyage. Après j’ai étudié Devereux et à l’ethnopsychiatrie. Pour moi, un film c’est une occasion. Je me fais toujours ma fête. Bien entendu, j’ai eu des expériences un peu décevantes…

Pour moi, un film c’est une occasion. Je me fais toujours ma fête

Si nous prenons votre expérience dans l’excellent Il Giovane Favoloso ?

Il est magnifique le réalisateur, Mario Martone. Incomparable avec My Little One…

Si je puis faire une légère comparaison avec Il Giovane Favoloso, on retrouve une dimension contemplative et poétique, même sans les mots. Un enthousiasme qu’on ne retrouve pas dans My Little One…

On ne se balade pas en touriste dans une spiritualité qu’on ne connait pas. C’est tout. (ndlr : elle soupire) C’est honteux. On ne se balade pas dans la culture des Navajos comme à Disneyland !

Avez-vous du mal à vous voir à l’écran ?

Non, pas du tout. C’est un miroir assez sincère dans l’état dans lequel on est. (Rires)

Chabrol vous a marqué dans votre carrière ?

J’avais l’impression de jouer faux avec Chabrol…

Mais qui vous a fait jouer juste ? Karl Lagerfeld ?



Il m’a donné une possibilité de présence, parce que je détestais l’exercice de la photographie. Avec lui, c’était tout autre. Je dirais La vie nouvelle (ndlr : de Philippe Grandrieux), qui était un drôle de film. Il ne s’agissait pas d’être bien ou juste, il fallait juste être là et c’était déjà pas facile. Ou encore Philippe Garrel malgré tout son côté patriarcal. Pour l’Ombre des femmes je lui avais fait lire des écrits de femmes et lui me disait qu’il ne pouvait pas lire ça, que l’écriture féminine était psychiatrique. (Rires)

Et pour la troisième saison de Baron Noir, est-ce que ces vols essuyés par le studio de production ont entravé le bon déroulement de la saison 3 ?



Ah bon ? Je ne savais pas qu’il y avait eu des vols. Le tournage est toujours prévu au mois de mai quoiqu’il en soit.

Et hormis Baron Noir, il y aura quoi en 2019 pour Anna Mouglalis ?



Je suis très heureuse parce que je vais jouer Mademoiselle Julie, la pièce d’August Strindberg, (ndlr : un film a vu le jour avec Colin Farrell et Jessica Chastain dans les rôles principaux) au théâtre. C’est un désir que j’ai depuis l’âge de 18 ans. C’est Julie Brochen qui met en scène et Xavier Legrand (ndlr : réalisateur de Jusqu’à la garde) sera mon camarade de jeu, un comédien hors-pair.